Slowdive à la Bâtie

Il y a vingt ans, Slowdive était un groupe underground plus que confidentiel. Lors de leur dissolution, tel qu’en témoigne maintenant la chanteuse et guitariste Rachel Goswell, ils étaient ignorés par la presse et leur label, le mythique Creation, les a lâché après la parution de leur dernier album PYGMALION (1995). En effet, leurs paroles intimistes aux allures personnelles (souvent autour de l’amour, de l’expérience du temps ou de la perte de l’âme) n’étaient pas du goût du NME ou du Melody Maker, les magazines musicaux qui dominaient l’Angleterre pendant ces années-là, de même que leur musique trippante en extrême ne leur faisait bouger même pas un seul sourcil. Ces publications raffolaient plutôt d’une musique bien plus commerciale : la brit pop et le grunge.

Comment sonne Slowdive, alors ? C’est une musique très onirique que le nom du groupe illustre parfaitement : une immersion lente. Ceci a été conceptualisé en un morceau, d’ailleurs : « Slowdive ». L’état de rêve est atteint grâce à l’hypnose : des rythmiques profondes et aérées fournissent la toile parfaite pour y dessiner des mélodies répétitives, absorbantes et faites de velours. La technologie joue un rôle important ici : le son des guitares devient éthéré et planant grâce à des pédales d’effets tels que des delays, filtres, reverb et distorsion. Le moment venu, tout explose dans un tsunami envoutant et énorme, où les fréquences multipliées offrent un assaut considérable au spectateur. Ceci a été qualifié de shoegaze ou de dream pop. Parmi leurs influences les plus évidentes, on retrouve Sonic Youth et The Cure, mais aussi Slint et Seefeel. Le temps de trois albums et de plusieurs EP, Slowdive a viré chaque fois plus vers l’expérimentation ambient et électronique, ce qui leur a couté cher sur l’instant, mais qui a ouvert aussi des portes insoupçonnées pour l’exploration musicale. Ils ont d’ailleurs eu Brian Eno comme collaborateur.

De nos jours, on peut ressentir l’influence de Slowdive non seulement dans la nouvelle génération (nombreuse) de shoegazers, tel que Diiv ou Beach Fossils, mais aussi chez des consacrés comme Sigur Rós et Mogwai. Ces derniers ont échangé des T-shirts avec Slowdive à l’occasion d’un festival où ils jouaient en même temps, cet été, comme preuve de reconnaissance mutuelle. En effet, les montées de bruit et d’intensité, bref, la cathédrale sonique que l’on retrouve dans YOUNG TEAM (1997) des écossais, doivent beaucoup à leurs antécesseurs. Aussi, la trace des anglais peut être suivie dans des groupes d’électronique : le label Morr Music a publié un album tribute, BLUE SKIED AN’ CLEAR (2002), avec des noms essentiels de l’indietronica comme Lali Puna, Ulrich Schnauss et Mùm.

Voilà pourquoi le concert de Slowdive à Genève était important. Il ne s’agit pas seulement d’un groupe mal compris qui a attendu pendant vingt ans avant de revenir sur scène : ce retour lui-même était quelque chose d’impensable et d’inouï, que personne ne pensait voir de sa vie. Pourtant, c’était bien réel et il était impossible de se soustraire aux vagues constantes de sensation pure distillées par le groupe et aux flux énormes d’intensité qu’ils provoquaient. Depuis le début de Slowdive – le morceau –, il fût question de plonger dans un océan gigantesque de sons, d’émotions et de rêves. Surtout, en live le groupe offre une puissance inédite par rapport aux albums. Le premier groupe à penser en référence n’est autre que les premiers Mogwai (Oh ! ce concert inoubliable à l’Usine PTR à Genève en 1997) : le mur du bruit, certes, mais pas un qui soit grinçant sinon expansif et libérateur.

Donc, Slowdive a transformé la salle communale de Plainpalais, à Genève, en une zone d’explosions soniques nucléaires et lumineuses (l’illumination allait très bien avec la musique, d’ailleurs). L’espace était juste parfait : très beau avec un magnifique style Art Nouveau. Le public n’a pourtant pas assisté en masse : pour les nouvelles générations, c’est un nom qui ne dit pas grand chose, quoiqu’il apparaisse régulièrement dans la presse indie (Pitchfork), depuis leur réunion.

Au menu : une poignée de leurs meilleurs chansons avec un raccord parfait entre l’une et l’autre. Presque toutes se retrouvent dans la dernière anthologie de Slowdive : THE SHINING BREEZE (2010). D’abord, "Slowdive" fût un départ impeccable vers les eaux profondes du groupe. Ensuite, "Avalyn" servit d’exploration de fosses abyssales et du fond marin, arborant leurs aspects les plus introspectifs et post rock. Avec sa rythmique dub et ses guitares qui se miroitent dans des delays infinis, "Crazy for You" servit à réveiller le public et à le faire sortir de l’autisme du morceau précédent. La pente ascendante continua avec "Catch The Breeze" et son tourbillon final à trois guitares déchainées. "Machine Gun" et "Souvlaki Space Station" poussent toutes deux dans cette direction : l’espace-temps commence à devenir plastique et déformable, le jeu des dimensions est celui de l’état de rêve. Cette musique va tout droit vers le subconscient du spectateur. La salle est en extase, d’ailleurs. S’ensuivent "When The Sun Hits", "40 days" et "Morningrise". Les cinq musiciens sont en pleine forme. Rachel Goswell fournit sa voix d’ange aux côtés de celle, rêveuse, de Neil Hastead. Le reste du groupe semble tellement pris par leur labeur : autant le bassiste que le batteur et le premier guitariste ont l’impression d’être totalement absorbés par la musique qu’ils jouent. 

La dernière partie du concert arrive avec leur morceau le plus connu, "Alison", plus les remontées épiques et très belles de "She Calls" et "Golden Hair", en guise de rappel. En somme, cela fût plus qu’un concert : un régal des sens, une réjouissance de la perception et un voyage sonique qui transporta très loin le public. Celui-ci ressortit de la salle le sourire aux lèvres et les yeux émerveillés, avec la certitude d’avoir vécu quelque chose d’unique. Cette seule date suisse de Slowdive a été l’accomplissement d’un rêve, d’un désir jusqu’alors impossible.

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