Ah. Difficile d’expliquer aux jeunes générations ce qu’a représenté dans les années 90 Jarvis Cocker, ce parangon de classe, d’élégance et de détachement typiquement anglais, auteur avec son groupe Pulp tout simplement de quelques-uns des plus grands moments musicaux de toute la décennie. Après sa séparation d’avec ses musiciens en 2002, notre homme a sorti fin 2006 un premier album solo délicieux simplement nommé JARVIS et mené par un single irrésistible (accompagné d’un clip hilarant), “Don’t Let Him Waste Your Time”.
Avant même d’insérer le CD dans le lecteur, une mention sur la pochette de ce deuxième disque post-Pulp intrigue et inquiète le fan : « Produit par Steve Albini » que c’est écrit. Ca alors. Steve Albini s’est occupé de la production quelques chefs-d’œuvre de l’histoire du rock comme le SURFER ROSA des Pixies ou le IN UTERO de Nirvana. Plus récemment, il a supervisé la sonorité de THE WEIRDNESS, l’album du retour des mythiques Stooges. En un mot comme en cent, Steve Albini est un spécialiste des groupes à grosses guitares, à l’opposé par conséquent à priori de la pop lettrée et marrante pratiquée par Jarvis Cocker. Jarvis, sur ce deuxième disque solo, semble donc avoir tenté un pari, l’association de l’eau et du feu. Sur le papier ça peut sembler intéressant (ou effrayant). Reste à voir ce que cela donne concrètement.
Et le voyage démarre violemment : “Further Complications”, le morceau qui ouvre le disque, est basé sur un motif de guitare répétitif ; le rythme est frénétique ; les chœurs sur le refrain replacent en terrain un peu plus connu, mais le titre est quand même très surprenant. Débarque alors le très, très peu évident single “Angela” qui est basé sur un gros riff, qui n’a pas de refrain identifiable, et dont la façon de sonner ne ressemble à rien de ce que l’on connaisse dans l’œuvre de Jarvis : les guitares sont sur-saturées, il y a une batterie très « heavy », et dans le fond des petits accords de piano très mats comme plus personne n’en enregistre depuis Led Zeppelin ou Mott The Hoople au milieu des années 70.
Et puis l’on découvre “Pilchard”, un quasi instrumental tonitruant rempli d’effets de guitares, suivi de “Leftovers”, qui alors là pour le coup est un morceau « Cockerien » en diable, une ballade minimale sur laquelle Jarvis parle plus qu’il ne chante et finit par s’énerver un peu sur la fin. Avec “I Never Said I Was Deep”, le fan transi prend enfin pour la première fois réellement son pied : il s’agit d’une nouvelle ballade basée sur une superbe suite d’accord très seventies, et qui permet à Jarvis de crooner comme lui seul sait encore le faire aujourd’hui sur un texte « auto-dépréciatif » au possible (« Je n’ai jamais dit que j’étais profond, je n’ai jamais dit que j’étais intelligent, mon manque de savoir est vaste… »), le tout sur fond de chœurs féminins très « soul ». Superbe.
Retour du gros rock avec « Homewrecker ! », un morceau ultra-glam et assez irrésistible mené par le saxophone endiablé de Steve MacKay. Nouveau retour au calme avec une ballade sobre, toute en retenue, et à nouveau très seventies, « Hold Still ». Et puis c’est « Fuckingsong », basé sur un riff néanderthalien (pas du Black Sabbath mais pas si loin !) et « Caucasian Blues », nouveau glam-rock exalté.
Et là on arrive vraiment dans le très lourd. Jarvis conclue en effet son album par deux morceaux très longs (6’29 et 8’46) et carrément passionnants : l’inquiétant, obsessionnel et majestueux “Slush” qui peut sonner comme un inédit de WE LOVE LIFE, le dernier Pulp, ou rappeler un très vieux groupe qui n’est jamais cité lorsque l’on parle des influences de Jarvis et qui pourtant m’a toujours semblé avoir eu un impact évident sur sa musique : Cockney Rebel. FURTHER COMPLICATIONS se conclue alors sur le génial “You’re In My Eyes”, morceau alors là cette fois carrément ultra-seventies basé sur une petite rythmique disco et qui comblera de bonheur tous les fans de notre homme.
Dire que FURTHER COMPLICATIONS est un album déroutant est un euphémisme intersidéral. Les premières écoutes sont vraiment très, très surprenantes, mais Jarvis a collé un peu partout tellement de petits trucs malins et la fin est tellement magnifique que l’on y revient malgré tout encore et encore. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà de leur production « toutes guitares dehors » (mais pas de débordements électriques stéroïdés non plus, hein, Steve Albini est le maître du son sobre et brut de fonderie), les morceaux de ce disque sont beaucoup moins mélodiques que d’habitude. Jarvis, qui pourtant possède l’une des voix les plus intéressantes du rock anglais, chante d’ailleurs très peu ; la plupart du temps il parle, psalmodie, ce qui n’est d’ailleurs pas une nouveauté absolue le concernant, mais là c’est vraiment poussé à l’extrême. Stylistiquement, FURTHER COMPLICATIONS ne ressemble vraiment à rien d’autre dans sa carrière. Même les très rock “Party Hard” de Pulp ou “Fat Children” de son disque précédent étaient bien loin de ce que sont “Angela” ou “Fuckingsong”. Seules les paroles finalement nous maintiennent un peu en terrain connu, Jarvis traitant ici globalement, en dehors de deux-trois trucs un peu plus graves, uniquement de ses trois sujets préférés : le sexe, le sexe et le sexe.
Au final, il est évident que Jarvis Cocker a voulu montrer qu’au contraire de beaucoup de chanteurs de son âge (45 ans dont plus de 25 de carrière aujourd’hui), l’artiste qui est en lui n’est toujours pas mort. Il a pris un vrai risque en faisant ce disque, il s’est vraiment mis en danger (chose que ne sauront sûrement jamais faire Oasis ou Muse), et ça c’est infiniment respectable. Maintenant, même si les chansons de ce CD deviennent un peu plus évidentes au fil des écoutes, elles ne se dévoilent jamais vraiment totalement non plus. En clair, souvent, elles sont finalement plus intéressantes pour ce qu’elles essaient de faire (ce fameux mariage de l’eau et du feu) que pour ce qu’elles font vraiment. Une foi ceci dit, il est bien évident que comme Morrissey ou Brett Anderson, Jarvis Cocker est un artiste qui a engendré tellement de passions que mauvaise critique ou pas mauvaise critique, ceux qui ont passé ces quinze dernières années à écouter ces chefs-d’œuvre pop invraisemblables que sont “Babies”, “Common People” ou “This Is Hardcore” (j’aimerais bien qu’on me dise qui possède ne serait-ce que la moitié de ce génie-là dans le rock d’aujourd’hui…) vont vraisemblablement acheter ce disque les yeux fermés. Mais pour ce qui est de convertir de nouveaux auditeurs, ça va sûrement être compliqué…