Thurston Moore au Kilbi

Situé au milieu de l’idyllique campagne fribourgeoise, le Kilbi est sans doute le meilleur festival au monde. Son choix d’artistes privilégie la découverte et l’expérimentation tous azimuts. Il s’agit également d’un événement à échelle humaine, deux mille personnes versus les plusieurs dizaines de milliers de Paléo ou des Eurockéennes. Tout cela à côté de la rivière, la forêt et les champs fleuris.

Grâce à une alliance stratégique avec Primavera Sound à Barcelone, les artistes sont partagés entre les deux festivals. Celle-ci incluait aussi au début le mythique et tristement disparu All Tomorrow’s Parties en Angleterre. Le Kilbi serait alors le frère secret de ces grandes manifestations, la découverte locale. Cela d’autant plus que, depuis cette année, cet événement évite les têtes d’affiche.

Les seuls deux « grands noms » présents pendant la cuvée 2015 du Kilbi ont été The Black Angels, le jeudi 28 mai, et la Thurston Moore Band, le samedi 30. Tout le reste de la programmation était plutôt émergente. Pourtant, le public est assuré : convaincu par les éditions précédentes, celui-ci épuise les billets 10 minutes après leur mise en circulation, avec un « sold-out » instantané.  

Musicalement actif depuis la fin des années 1970, Thurston Moore a d’abord joué dans les orchestres expérimentaux de guitares électriques du compositeur minimaliste Glenn Branca, avant de former Sonic Youth avec Kim Gordon et Lee Ranaldo au début des années 1980. Moore écrit en même temps dans des fanzines et s’intéresse à la scène underground, de Patti Smith aux Stooges en passant par The Ramones, ainsi qu’au hardcore.

Sonic Youth explore les territoires interdits du bruit, de la répétition et de la dissonance. Chacun de leurs morceaux est construit autour d’un accordage particulier, ainsi que de guitares intervenues et des pédales d’effets. Ce groupe se situe à l’avant-garde des années 1980 à 2000, participant de plusieurs vagues, comme la No-Wave de Lydia Lunch, les Swans et DNA, l’indie rock de Pavement et Helium et l’expérimentation de Jim O’rourke et Tortoise.

Thurston Moore est un des guitaristes les plus innovateurs des 30 dernières années, actif aussi au sein de la scène d’improvisation expérimentale, à travers des concerts de noise accompagné d’artistes comme Dj Spooky ou du dj suisse Christian Marclay, entre autres musiciens.

Il est rare pour un artiste avec l’âge et la trajectoire de Moore d’arriver à créer de nouvelles pièces qui soient tout aussi surprenantes et intenses qu’à ses débuts. Ce n’est certainement pas le cas pour The Cure, par exemple, qui enchaine des albums plutôt décevants ces derniers temps. C’est pourtant le cas pour THE BEST DAY (2014), un disque énergique et rayonnant que Moore et son groupe ont présenté l’année dernière en Suisse au festival For Noise à Pully. Nous pourrions presque dire que la fin de sa relation avec Kim Gordon et la dissolution subséquente de Sonic Youth ont été deux instances de libération pour le chanteur et guitariste, la possibilité d’entreprendre une nouvelle vie passionnante autant sur un plan musical qu’émotionnel.

Transplanté de New York à Londres, Moore fonde son nouveau groupe solo (il en a eu plusieurs, dont Chelsea Light Moving) avec un autre rescapé de Sonic Youth, le batteur Steve Shelley. Leur complicité sur scène au Kilbi est évidente, ils se regardent pendant les morceaux et c’est comme si nous voyons deux frères communiquer, unis par la musique. Nous y trouvons aussi Debbie Googe, la solide bassiste de My Bloody Valentine, capable de soutenir ses notes avec une férocité rare. Le guitariste anglais James Sedwart vient compléter le quatuor, un musicien remarquable qui a gagné plusieurs compétitions en Angleterre et qui apporte une sensibilité plus liée au rock seventies et à Led Zeppelin au groupe.    

Au festival Kilbi, le concert commence avec une grande expectation du public, qui se presse autour de la scène pour voir le spectacle. La Thurston Moore Band commence avec une longue introduction improvisée de 5 minutes autour de drones, d’ambiances, de résonances et de bruit. Le concert continue ensuite avec le morceau ‘Forever more’, le sommet hypnotique de THE BEST DAY.

‘Forever more’ est une longue chanson d’amour et désir de plus de 12 minutes, qui alterne différents passages jusqu’à éclater dans une explosion de notes aigues disloquées et perçantes. Moore s’approche du bord de la scène pour se laisser prendre en photo par les premiers rangs du public. Les musiciens jouent possédés par la transe. L’excès de notes et d’effets sauvagement superposés avec maîtrise provoque une surcharge totale d’informations sensorielles. La basse et la batterie fournissent un support solide et puissant sur lequel évoluent les mélodies.

Le concert continue avec le single ‘Speak to the wild’, tout aussi hypnotique et déchainé que le morceau qui l’a précédé sur scène. A nouveau, il s’agit d’une chanson de découverte et d’exploration, la cartographie de territoires mélodiques inconnus et non-répertoriés. Le public se laisse entrainer dans le jeu risqué de la dissonance minimaliste de Thurston Moore et son groupe. La montée finale dure éternellement et transperce l’esprit avec ses notes acérées.

Le morceau suivant est ‘Germs Burn’, une chanson punk et incendiaire, acide et létale, un étrange mélange de violence et douceur. Par la suite, la Thurston Moore Band interprète deux nouvelles chansons, puis une troisième, cette fois-ci sous la forme d’une longue jam kraut rock de près de 20 minutes (voire plus). Une des trois compositions a fait son début sur scène ce soir-là, elle n’avait jamais été jouée en concert auparavant.

Les nouvelles chansons sonnent tout aussi abouties que celles de THE BEST DAY, un mélange parfait entre Sonic Youth et My Bloody Valentine. Moore se donna la liberté de présenter du matériel nouveau, quelque chose qui est rarement fait par une tête d’affiche d’un festival, ainsi que d’improviser cette jam énorme et déjantée. Le concert fini avec un morceau en rappel, ‘Detonation’.

Si l’année dernière, nous découvrions THE BEST DAY sur scène au For Noise, cette année, pour le Kilbi, nous savions les morceaux par cœur car cet album s’est transformé en un classique instantané. Toutefois, Moore a su gâter son public avec ses nouvelles chansons qui promettent un bel avenir à son groupe. Le chanteur et guitariste (aussi poète et réalisateur) semble effectivement avoir trouvé la recette de la jeunesse d’esprit éternelle. 

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